La crainte d'un grand krach obligataire est de retour
Philippe Galloy
Les cours des obligations ont chuté ces dernières semaines, envoyant les taux d'intérêt à des niveaux qui n'avaient plus été atteints depuis le début de l'année. Cette tendance pourrait continuer mais à un rythme modéré, jugent les économistes en se montrant sceptiques sur le risque d'un vrai krach.
Où s'arrêteront les taux d'intérêt? Cette semaine, les taux à long terme ont atteint des niveaux qui n'avaient plus été observés depuis le début de l'année. Les rendements des obligations gouvernementales de référence ont subi une forte tension depuis que Donald Trump a été élu président des Etats-Unis, parce que la politique qu'il promet est inflationniste et donc propice à une remontée des taux. Mais cette tension des rendements obligataires avait déjà commencé bien avant le dénouement du scrutin présidentiel américain.
Les taux longs de référence avaient en effet touché un plancher historique au mois de juillet. Depuis lors, les perspectives d'inflation ont augmenté partout dans le monde, à cause d'une remontée des prix des matières premières, sur fond d'une amélioration de la situation économique en Chine, premier pays consommateur de ressources naturelles au monde. La progression des prix pétroliers, soutenue d'une part par l'augmentation de la demande chinoise et d'autre part par la volonté affichée de grands pays producteurs de limiter à nouveau l'offre, a également joué en faveur d'attentes inflationnistes accrues.
Banques centrales en cause
Face à ces anticipations d'accélération de la hausse des prix, les investisseurs ont fui le marché des obligations. Détenir ces titres à revenu fixe est moins intéressant quand l'inflation augmente parce que celle-ci vient ronger le rendement réel du placement. Depuis l'été dernier, on assiste donc à une nette baisse des cours des obligations qui provoque, de manière automatique, une montée de leurs taux d'intérêt.
Cette hausse des taux repose aussi sur des anticipations de politiques monétaires plus strictes. Les banques centrales sont censées maîtriser l'inflation. La Réserve fédérale (Fed), banque centrale des Etats-Unis, pourrait ainsi relever ses taux directeurs à un rythme plus soutenu qu'on le pensait jusqu'à présent. "Les obligations chutent au niveau mondial parce que les investisseurs spéculent sur le fait que les grandes banques centrales pourraient tendre à retirer leurs mesures exceptionnelles de soutien", expliquent les analystes d'ABN Amro, visant, sans les citer, la Banque centrale européenne (BCE) et la Banque du Japon (BoJ).
Tout cela explique pourquoi la récente hausse des taux des obligations (ou baisse de leurs cours) a été si rapide. Le 6 juillet, le taux d'intérêt de l'obligation gouvernementale des Etats-Unis, référence mondiale du marché obligataire, touchait un plancher historique de 1,32% en cours de séance. Vendredi, ce taux a grimpé jusqu'à 2,35% en séance. On a donc assisté à une montée de plus de 100 points de base (1 point de pourcentage) en un peu plus de quatre mois, un mouvement assez rare sur ce marché. D'après les calculs de l'agence Bloomberg, une augmentation d'un point de pourcentage des taux conduit à une perte de plus de 400 milliards de dollars pour les détenteurs de ces titres américains. Notons qu'une bonne partie de la hausse du taux US à dix ans a été acquise après l'élection de Trump puisqu'il se situait encore à 1,88% juste avant le scrutin présidentiel.
Cette évolution du marché obligataire américain a rapidement contaminé les autres places financières. Le taux d'intérêt du Bund (obligation gouvernementale allemande) à dix ans, référence du marché obligataire européen, avait lui aussi atteint son plus bas niveau historique le 6 juillet en séance, à -0,21%. Une rapide remontée lui a permis d'afficher 0,40% lundi dernier en cours de séance, soit une différence de plus de 60 points de base.
Plusieurs questions
Le taux à dix ans du Japon a suivi le mouvement, passant de -0,30% le 27 juillet à 0,05% mercredi (+ 35 points de base). Le taux des Olo (obligations linéaires belges) à dix ans n'a pas échappé au mouvement: il s'est tendu de 73 points de base en peu de temps, passant de 0,09% le 28 septembre à 0,82% lundi en séance.
Le mouvement de remontée des taux à long terme semble donc désormais solidement ancré sur les marchés. Et son corollaire, la baisse des cours des obligations, fait des victimes. "Clairement, les investisseurs obligataires font le compte de leurs pertes", note Frank Vranken, chef stratégiste chez Puilaetco Dewaay.
Ce retournement de tendance pose bien des questions aux observateurs du marché de la dette. Les taux planchers de l'été dernier sont-ils désormais à oublier? La remontée des rendements obligataires va-t-elle durer? Risque-t-on un véritable krach des obligations, qui serait caractérisé par une poursuite de l'ascension des taux à grande vitesse, ce qui impliquerait des baisses importantes des prix des obligations occasionnant des pertes considérables parmi les détenteurs de ces titres?
Les plus bas, c'est fini
Premièrement, les économistes semblent d'accord pour affirmer que le marché ne reviendra pas vers les niveaux de taux les plus bas enregistrés durant l'été. "Il est possible que nous ayons vu, pour longtemps, les plus bas dans les taux des obligations des marchés développés", estime Jim Cielinski, responsable des marchés obligataires chez Columbia Threadneedle Investments.
"Il est clair que la tendance à la baisse des taux est cassée", affirme Geert Gielens, chef économiste chez Belfius. "On a plus que probablement passé le point bas des taux", renchérit Philippe Ledent, économiste chez ING Belgique.
Taux encore plus hauts
Deuxièmement, la tendance à la hausse des taux se maintiendra-t-elle? Les spécialistes ont tendance à envisager ce scénario mais avec prudence. "La direction prise par les taux d'intérêt pourrait marquer le début d'une nouvelle tendance", estime Philippe Gijsels, économiste chez BNP Paribas Fortis. "Une accélération de la croissance, un regain d'inflation, davantage de dettes, davantage de protectionnisme et une recrudescence des conflits sont un bouillon de culture idéal pour un climat aux taux d'intérêt plus élevés. La fin de plus de 30 ans de hausse sur les marchés obligataires a déjà été annoncée en vain un nombre incalculable de fois, mais il viendra bien un jour où la prédiction se vérifiera."
"Il est clair que les rendements se situent nettement en dessous de la croissance nominale du produit intérieur brut et pourraient donc monter encore un peu", analyse Erik Joly, chef économiste d'ABN Amro Private Banking. "Mais on a aussi vu que la récente baisse des cours obligataires avait attiré des acheteurs sur le marché", ce qui est susceptible de faire remonter les cours et donc baisser les taux.
"Effet Trump"
"L'effet Trump pourrait continuer un certain temps, juge Ivan Van de Cloot, chef économiste de l'Itinera Institute. Mais plus fondamentalement, la dette, aussi bien publique que privée, est à un niveau historiquement trop élevé. Personne ne peut donc se permettre une forte remontée des taux."
"Il ne faut pas oublier que la BCE est très active sur le marché et le restera, ajoute Philippe Ledent. On devrait avoir une tendance haussière sur les taux, cela paraît évident, peut-être même avec des exagérations suivies de corrections. Mais ce mouvement haussier devrait être plutôt lent et nous mener vers des taux qui resteront tout de même encore bas par rapport à ce qu'on a connu historiquement."
"D'ici un an, les taux vont probablement continuer à monter mais il reste des incertitudes, note Geert Gielens. La hausse récente des taux américains est une réaction par anticipation des mesures annoncées par Trump. Mais son programme n'est pas très clair. Et aura-t-il l'aval du Congrès? Personne ne sait ce qu'il parviendra à réaliser. En outre, en Europe, la BCE, qui n'aime pas les taux élevés, va-t-elle agir à nouveau et convaincra-t-elle le marché? Ou, au contraire, y aura-t-il une forme de "tapering" (ralentissement des achats d'actifs, NDLR), comme l'ont laissé entendre des rumeurs? Enfin, comment évoluera le prix du pétrole? Les pays producteurs ne semblent pas encore d'accord pour contenir l'offre. Il y a donc beaucoup d'incertitudes, ce qui risque d'amener de la volatilité. Actuellement, la tendance n'est pas très claire. Après le premier trimestre, on pourrait assister à une tendance à la hausse, mais doucement."
"Si, comme nous le pensons, la BCE prolonge son programme de rachats d'obligations en l'adaptant un peu, cela devrait calmer les marchés obligataires y compris le marché américain par le jeu des arbitrages", avertit Xavier Timmermans, économiste chez BNP Paribas Fortis Private Banking.
Pas de krach en vue
Troisièmement, l'hypothèse d'un véritable krach obligataire semble par contre exclue, d'après les experts, même si cette crainte est présente sur le marché, les investisseurs ayant essuyé de lourdes pertes ces dernières semaines craignant de perdre encore davantage, ce qui risque d'alimenter un effet boule de neige s'ils décident de se retirer du marché...
"Le retour à la normale sera un processus très long, prévoit Erik Joly. Nous ne nous attendons pas à un krach." "Il n'y aura pas de tension massive des taux ni d'explosion d'une bulle obligataire", estime Philippe Ledent. "S'il n'existait pas de problème de dette, on pourrait avoir des taux deux ou trois points plus élevés mais dans la situation actuelle, il ne faut pas s'attendre à une normalisation complète, indique Ivan Van de Cloot. Il n'y aura pas d'envolée fulgurante des taux."
Koen De Leus, chef économiste de BNP Paribas Fortis, voit néanmoins le taux à dix ans américain passer de 2,25% actuellement à 3% fin 2017 et 3,5% fin 2018. Le taux belge à dix ans suivrait en partie ce mouvement pour passer de 1,6 à 1,7%, selon lui.
Geert Gielens met quant à lui en garde contre un changement de politique de la BCE: "Si elle met un terme à sa politique actuelle qui a maintenu les taux d'intérêt à des niveaux très bas, on pourrait retrouver des taux plus en phase avec l'économie réelle, ce qui impliquerait encore des pertes de l'ordre de 6 à 7% pour les détenteurs d'obligations", avertit-il. La BCE se réunira le 8 décembre prochain. Saint-Nicolas ou père fouettard?
CLÉ POUR COMPRENDRE
Baisse des cours = hausse des taux
Rappelons que le cours et le taux d'une obligation évoluent toujours en sens opposés, ce qui s'explique par la composition de l'obligation. D'une part, le "manteau", ou partie principale du titre, représente le montant que l'investisseur prête à l'émetteur de l'obligation; d'autre part, le "coupon" représente les intérêts qui seront versés chaque année à l'investisseur. Or, il arrive que, sur le marché, le cours de l'obligation baisse à cause de la loi de l'offre et de la demande: si l'investisseur qui détient l'obligation veut s'en défaire, il acceptera de la vendre à un prix plus faible. Dans ce cas, le cours de l'obligation baisse et le coupon représente alors un pourcentage plus élevé de ce prix de marché qu'auparavant. D'où la hausse des taux observée en cas de baisse des cours obligataires. Et vice versa en cas de progression des prix des obligations sur le marché.
Dernière modification par PhilM (21-11-2016 11:14:18)
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